Le 10 mars 1933, le reporter gallois Gareth Jones descend clandestinement d’un wagon de 3e classe dans le no man’s land ukrainien où plus aucun journaliste étranger n’a le droit de se rendre. Une étendue blanche et déserte se déploie devant lui. Il marche le long de la voie ferrée pour ne pas se perdre. Jones arrive dans un village et croise un paysan, qu’il cite dans un article : « Il n’y a plus de pain. Tout le monde est gonflé. Nous n’avons plus rien à manger. » Dans tous les villages qu’il traverse, Jones pose la même question : « Pourquoi la famine ? » Invariablement, les paysans répondent : « C’est la faute des bolcheviques. Ils nous ont tout pris. »
Après avoir été arrêté par la police dans une petite gare, Jones s’empresse de rentrer en Angleterre et publie, le 31 mars, un article dans le quotidien London Evening Standard. Il n’a fait que son travail de journaliste. Jones est allé recouper ses informations sur le terrain en interrogeant des témoins directs de la famine, quand ses collègues occidentaux restaient à Moscou et se contentaient de relayer servilement les déclarations officielles du Kremlin.
Mais l’oubli organisé était en marche. En dépit des efforts de Gareth Jones, le monde choisit d’ignorer la famine qui, entre 1931 et 1933, a fait 7 millions de victimes soviétiques, dont 4 millions d’Ukrainiens, 1,5 million de Kazakhs et autant de Russes.
Avantageuse conspiration du silence
Le célèbre correspondant du New York Times à Moscou, Walter Duranty, tout juste lauréat du prestigieux prix Pulitzer pour ses articles élogieux sur la politique de Staline, sonne la charge contre les révélations de Jones : « Gareth Jones révèle une histoire effrayante au sujet de la famine en Union soviétique. Mais il n’y a pas de famine ou de décès dus à la famine. Il existe plutôt une mortalité généralisée due aux maladies liées à la malnutrition. Il n’est que trop vrai que la nouveauté et la mauvaise gestion de l’agriculture collective ont provoqué le gâchis de la production alimentaire soviétique. Mais, pour le dire brutalement, vous ne pouvez pas faire d’omelette sans casser des œufs. »
Les autres correspondants étrangers, soucieux de conserver leur autorisation de travailler en URSS, s’accordent, eux aussi, pour lâcher Jones, comme s’en souvient l’Américain Eugene Lyons dans son livre Assignment in Utopia (« affectation en Utopie », Harcourt Brace, 1937, non traduit) : « Dénigrer Jones était une corvée aussi désagréable que celle qui s’imposait à chacun d’entre nous après des années passées à jongler avec les faits pour plaire aux régimes dictatoriaux. Mais nous l’avons fait à l’unanimité. Cette sale affaire ayant été réglée, quelqu’un a commandé de la vodka et des zakouskis. »
Il vous reste 60.4% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.